LE CERCLE SE REFERME
Il nous
faut de l’aide, décida le Poète.
Edward
Dorn
Il se réveilla
à l’aube.
Il avait ses bottes.
Il s’assit et regarda autour de
lui. Il se trouvait sur une plage dont le sable était blanc comme de la poudre
d’os. Si loin au-dessus de lui, un ciel de céramique d’un bleu sans nuages. Devant
lui, une mer turquoise déferlait au loin sur un récif, puis s’étalait doucement,
portant sur ses vagues d’étranges bateaux qui étaient…
(pirogues canots pirogues)
Il savait cela… mais comment ?
Il se mit debout et faillit
tomber. Il chancelait sur ses jambes. Mal en point. Comme un lendemain de cuite.
Il se retourna. La jungle verte
sembla lui sauter aux yeux, sombre fouillis de lianes, de feuilles larges et
luisantes, de fleurs éclatantes qui étaient
(aussi roses que le mamelon d’une
choriste)
De nouveau, il était déconcerté.
Qu’était-ce qu’une choriste ?
Et d’ailleurs, qu’était-ce qu’un
mamelon ?
Un ara poussa un cri en le voyant,
s’envola sans regarder devant lui, s’écrasa sur le gros tronc d’un vieux banian
et tomba raide mort au pied de l’arbre, les pattes en l’air.
(l’assit sur la table les
pattes en l’air)
Une mangouste regarda son visage
rouge dévoré par la barbe et mourut d’une embolie cérébrale.
(la sœur entre avec une
cuiller et un verre)
Un scarabée qui déambulait
pesamment sur le tronc d’un nipa noircit tout à coup et se recroquevilla pour n’être
plus qu’une carapace vide, tandis que des décharges électriques lançant de
minuscules éclairs bleus grésillaient entre ses antennes.
(et se met à piocher dans la
bouillie épaisse oui-oui-oui)
Qui suis-je ?
Il ne le savait pas.
Où suis-je ?
Quelle importance ?
Il se mit à marcher – à chanceler
– vers la lisière de la jungle. La faim lui faisait tourner la tête. Le bruit
des vagues battait dans ses oreilles comme le bruit d’un cœur affolé. Son
esprit était aussi vide que celui d’un enfant nouveau-né.
Il était à mi-chemin de la jungle
vert sombre lorsqu’elle s’écarta et que trois hommes en sortirent. Puis quatre.
Puis une demi-douzaine.
Des hommes bruns à la peau douce.
Ils le regardaient fixement.
Il les regarda.
Les choses commencèrent à venir.
Les six hommes devinrent huit. Les
huit, une douzaine. Ils étaient tous armés de lances. Ils les brandirent dans
un geste menaçant. L’homme au visage dévoré par la barbe les regarda. Il
portait un jeans et de vieilles bottes de cow-boy ; rien d’autre. Son
torse affreusement maigre était aussi blanc que le ventre d’une carpe.
Les lances se dressèrent. Puis l’un
des hommes bruns – le chef – éructa un mot qu’il répéta ensuite, un mot qui
ressemblait à Youn-nah !
Ouais, les choses venaient.
À pic.
Son nom, pour commencer.
Il sourit.
Ce sourire était comme un soleil
rouge perçant à travers un nuage noir. Un sourire qui découvrait des dents
éclatantes et des yeux étonnants, remplis de flammes. Alors il tourna vers eux
ses paumes vierges sans une seule ligne, dans le geste universel de la paix.
Et ils ne purent résister à la
force de ce sourire. Les lances tombèrent sur le sable ; l’une d’elles resta
plantée en biais, frémissante.
– Do you speak English ?
Ils le regardaient sans
comprendre.
– Hablan espanol ?
Non, ils ne parlaient pas l’espagnol.
Ils ne hablaient pas du tout ce foutu espingouin.
Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Où était-il ?
Tant pis, tout ça viendrait avec
le temps. Rome ne s’était pas construite en un jour, ni d’ailleurs Akron, État
de l’Ohio. Ici ou ailleurs…
L’endroit du combat n’avait
jamais d’importance. La seule chose qui comptait, c’est que vous fussiez là… toujours
debout.
– Parlez-vous français ?
Pas de réponse. Ils le
regardaient, fascinés.
Il essaya l’allemand, puis hurla
de rire devant leurs visages stupides de moutons. L’un d’eux commença à
sangloter désespérément, comme un enfant.
Ce sont des gens simples. Primitifs ;
simples ; illettrés. Mais je peux m’en servir. Oui, je peux parfaitement
bien m’en servir.
Il s’avança vers eux, toujours
souriant, ses paumes sans la moindre marque toujours tournées vers eux. Ses
yeux pétillaient de chaleur, de joie maniaque.
– Je m’appelle Russel
Faraday, dit-il d’une voix lente et claire. J’ai une mission.
Ils le regardaient fixement, hébétés,
ahuris, fascinés.
– Je suis venu vous aider.
L’un après l’autre, ils tombèrent
à genoux et inclinèrent la tête devant lui. Et, tandis que son ombre noire, noire,
tombait sur eux, son sourire s’élargit encore.
– Je suis venu vous
apprendre à être civilisés !
– Youn-nah ! sanglota
le chef, terrorisé, fou de joie.
Puis il baisa les pieds de Russel
Faraday et l’homme noir se mit à rire. Il rit, rit, et rit encore.
La roue de la vie tournait si
vite qu’aucun homme ne pouvait y rester debout bien longtemps.
Et en fin de compte, elle
finissait toujours par revenir à son point de départ.
Février 1975
Décembre
1988